Zazie au pot de thèse

– Mékaissedonkirakonte? demanda Zazie, et sans ménager ses poumons, encore.

– Chut !, que lui rétorque son oncle. Il faut l’laisser causer.

– Causer, mon cul, répliqua Zazie, sans hésitation visible, et point impressionnée outre-mesure par la présence dans son voisinage alentour auditogéographique d’une bonne cinquantaine de grandes personnes ayant fait le choix avec un soin tout particulier et pas moins à leur honneur de leur accoutrement et costumage.

– Chut, réitéra derechef Gabriel, qui lui-même, en sus de son costume de flanelle anglaise rose pâle, arborait une giclée décidée et pugnace de Barbouze de chez Fior.

– Siykozèvréman, on y comprendrait kékchose, continua la gamine que les regards outrés et alentours qui commençaient à se faire sentir n’intimidait toujours pas. Tu comprends s’kildi, toi ?

– C’est normal, prononça noblement Gabriel avec un geste également noble. Une soutenance de thèse, voilà l’occasion qui nous amène dans cet auguste sanctuaire du savoir où confluent présentement les plus rares esprits en quête de réponses aux questions immortelles qui préoccupent l’âme de l’homme depuis la nuit des temps.

Ainsi décrivait-il non sans justesse la scène de l’irruption des structures logarithmiques dans la géométrie algébrique. Mais cette explication exacte pouvait-elle convaincre la jeune ingénue à sa gauche ?

– Et c’est pour ça donc qu’il dit « Log Log » tout le temps depuis tout à l’heure ? Quelle question que c’est à laquelle qu’il y répond comme ça ? Et puis d’abord, ajouta-t-elle avec une grande élégance dans le paradoxe, chuipazunommézunfame.

Un second geste, également noble et ample, mais de l’autre main, dissimula l’état de non plus où Gabriel, confronté à cette interrogation, se trouvait placé.

Le fait est, en son for intérieur ne put-il s’empêcher de réflecter, qu’il ne parvenait pas à suivre l’envolée lyrique des déductions axiomatiques, des inductions ab initio, des réductions ad absurdum, des circonvolutions algébriques, que la diction parfaite de son ami Pierre Lorenzon présentait en cet instant devant le tableau noir de la salle des séminaires et des thèses de l’Université d’Orsay. Et pourtant, ce n’était pas la fibre poétique qui lui manquait, à Gabriel, pour comprendre cet art mathématique. Mais il ne suffit pas d’être danseuse de charme à Pigalle pour comprendre les log-structures de Fontaine et d’Illusie, revues par le subtil Kato…

Mais bientôt, on put voir la foule déferler vers la salle sacro-sainte du café, site fameux et sanctuaire d’avant-séminaire. Comme une tribu vociférante, féroce et vorace, qu’un régime trop strict de viandes crues a inutilement affamée, s’en vient faire rendre gorge à une cité bourgeoise pour se gaver des protéines les plus saines et de légumes verts délicatement cultivés ; elle avançait, la foule, implacable, vers les tables homériques chargées-de-plats-fins. Et les uns poussaient en avant, et les autres tiraient en arrière, pour arriver les premiers. La porte d’entrée passée, apparut une divergence notable dans ce flot. Là, un tonneau absorbait sans tarder l’attention des uns. Ici voire ailleurs, un moncel de charcuterie n’était pas moins désiré, ergo convoité. Car il est vrai que liquide et solide sont les deux mamelles de l’angoisse gustative.

Mais plus loin encore, là où l’aube aux doigts de rose vient poser, disons-le tout net, les ultimes rayons du soleil, un somptueux plateau de fromage étalait ses charmes plurisensoriels.

– Chouette ! s’exclama la gamine Zazie, des fromages qui puent !

Leur efflorescence puissante l’attirait tout particulièrement. Le héros de la journée, Pierre Lorenzon, oyant la virile interjection, s’offrit à faire les honneurs. Quoique aveugle, son odorat le guidait avec la sûreté du requin à la longue nageoire.

– À gauche, énonça-t-il sans hésitation, une époisse au Vieux Marc de Bourgogne affinée ; plus haut, un Saint Nectaire au lait cru et entier ; par là, trois variétés, pas moins, de crottins de Chavignol…

Un murmure perpétuel s’élevait maintenant continûment au bord des tables chargées-de-mets. De petits groupes sporadiques débattaient avec une énergie à coup sûr digne de louanges.

– Les puissances, divisées, ne pouvaient arrêter à temps le Loup des Carpates, le Bénito du Monténégro…, discourait une jeune fille qui examinait la récente crise balkanique d’un point de vue dialectique et matérialiste.

– Non franchement, une descente de lit en peau de tigre, ce serait l’idéal pour la chambre, mais ça va chercher dans les dika sur la place de Paris, affirmait Philippe Nezchaud, sallobscurologue renommé et fort préoccupé par l’aménagement intérieur de son appartement dont il eût aimé qu’il rappelât une scène clé de « Citizen Kane ».

– Quand le spectre de la récession déflationniste aura disparu, l’intégral du capital de la Pollock Nageoire Incorporée sera offert au public par le biais d’une Offre Publique de Vente à débit différé, pondérait Philip P. Mark, qui ne cachait pas depuis des lustres son ambition de devenir sénateur et peut-être ministre plénipotentiaire de Seine Saint Denis.

– Les boules de cristal, c’est du bidon, mais les tarots, j’y crois à fond, déclamait l’étonnante Béatrice qui-fait-tourner-les-têtes.

Ce à quoi, reprenant son résumé interrompu de la vie éloquente d’une sainte méconnue, Erwan Saint Loup Barbier déclarait pour sa part doctement :

– Par tout les temps, soeur Visitation allait brasser le houblon…

Et la surprenante Béatrice aussitôt s’enflammait d’enthousiasme pour l’intrigue d’un certain roman d’Agatha Christie :

– Il y a tout un faisceau cohérent d’indices, et même un second faisceaux d’indices après, mais l’assassin du juge à la retraite c’est…

Le nom se perdait dans le tumulte ambiant et son interlocuteur à l’esprit fin rappelait le fameux mot d’Ulle de Tête, théologien flamand :

– Entre la douleur et le néant, je choisirai la douleur.

Les astronomes amateurs qui aiment à hanter les pots de thèse n’en avaient eux que pour Mars ce mois ci, dont « le champ magnétique », s’exclamait un étrange personnage fort individuel à l’habit de corbeau, « est plein d’anomalies à la surface, c’est comme s’il y avait mille nords ! ».

Un certain Jérémie Lecas, qui avait pourtant tenu la craie fort honorablement durant la séance précédente, buvait plus de bière qu’il n’aurait dû, au mépris des bonnes résolutions qu’il avait prises auparavant, arguant intérieurement qu’une résolution ne doit pas empêcher de se désaltérer. Il peinait à résumer l’intrigue d’un tome romanesque épais qu’il venait de commencer, l’oeuvre du sinistre Pynchon, dont cependant sa mère aux-bons-conseils lui avait enjoint mille fois de prendre garde. Jugez de ces emberlificotages :

– C’est une histoire d’un type, à Londres pendant la guerre, qui attire les fusées, les fusées allemandes, enfin bref, les V2, les missiles de Von Braun, leurs points d’impacts sur la carte suivent ses mouvements, tu comprends, et il y a une histoire d’entropie…

– Les harmoniques étaient faiblardes, et le ténor manquait franchement de caractère ; la basse avait beaucoup trop de défauts, comme un Ut hâtif par exemple, faisait remarquer Catherine Nezchaud au maître vénéré du jeune docteur, au sujet d’une interprétation douteuse de certaines cantates de Johann Sebastien Brahms.

C’était par endroit un désordre abscons et hétéroclite qui régnait.

– Eh quoi, si on élit P. Tique au Conseil, c’est la fin des haricots.

– En serre, la noisette de Madagascar survit aux hivers les plus rudes, grâce aux racines merveilleusement ramifiées de son plant farouche.

– Il faut préserver les plus infimes de nos coutumes obsolètes, car nous, Gaulois irréductibles, sans us, perdrions notre esprit de corps, notre unité fondamentale.

– Durant le dernier quart-temps, le pivot, un sacré beau gosse, a feinté tout le monde.

– Le transport du maïs est effectué, pour l’essentiel, par voie fluviale sur de longues barges plates.

(ad-lib)

– Excellent, prononçait Gabriel en savourant une grenadine pure, solitaire quand à lui et tranquille. Cela valait la peine d’attendre.

– Assurément, cette thèse était ce qu’on appelle – vulgairement – un véritable serpent de mer, ou bien une arlésienne, reconnut le Duc de Grenoble, ci-devant notoire ici-présent incognito, car il voulait soupeser par la psychologie ses chances de provoquer un soulèvement populaire ou une révolution aristocratique pour relever le noble trône de France et s’y asseoir aussitôt.

S’étant gavée de fromages, Zazie se précipitait maintenant, avec un entrain caractéristique, vers les pets-de-nonnes.

– Elle s’amuse bien, la petite, hein ? dit Gabriel à Pierre. Elle est pas toujours très propre, mais elle a du goût.

Mais l’ombre de la Bataille, fille de la Guerre aux yeux gris et de la Querelle à la langue fourchue, planait sur cette paisible assemblée…Un brouhaha près de l’entrée soudain bruît parmi la foule.

– Alarum ! lançait Jérémie Lecas, appliquant à bon escient ses célèbres lettres anglaises.

C’était en effet une invasion. De qui ? Comment ? Par qui ? Pour quel motif ? Ces questions restaient à l’état de conjecture. Étaient-ce les Amis de Langlands, hallucinés ? Des physiciens du solide ? Des sportifs de haut niveau ? Des loufiats rancuniers, des étudiants malcontenteux ? Les projectiles, en tout cas, volaient à pleines volées, et les gnons et les torgnoles n’étaient pas les moindres de leurs intentions.

Profitant de la surprise, ces messieurs (fortement armés) semblaient devoir triompher et les célébrants, par ailleurs outrageusement imbibés, succomber. Torsten et l’inséparable Kedahl gisaient déjà assommés sans merci. Un groupe de jeunes filles se pressaient autour de l’étrange Corbusiaque pour y trouver protection, car l’offensive les avaient déjà fortmaltapropos séparés du gros de la troupe Loyaliste, et même parmi les turfistes les plus endurcis, il ne s’en fût pas trouvé un sur mille pour parier sur ce camp. Car la situation semblait désespérée.

Mais tant est vaillant l’esprit militaire chez les filles et les fils de France qui au sein de leur mère puisent à l’état lactent la Stratégie et la Tactique, que Docteurs et Doctorants se battaient maintenant comme des lions ou des vétérans coriaces.

Apercevant un gredin oser brandir son gourdin (vide licet, une bouteille vide), au-dessus de la tête vénérable et blanchie du débonnaire Raynaud, le terrible Fontaine rugit à la pensée de ce crime inadmissible. D’un effort surhumain, il projeta par la fenêtre les deux sbires qui l’étreignaient alors, puis son poing véloce et vengeur percuta carrément le lâche agresseur, pif au menton, et un soupir fut toute son épitaphe.

Zazie, s’étant précipitée dans les jambes d’une horde farouche, mordait à belles dents, et toujours jusqu’au sang, les mollets à sa portée. S’appuyant sur ce travail de sape, Anne-Françoise Gourgues et l’intrépide Saint Loup Barbier, fracassaient des chaises sur les crânes des satrapes en question, dont les moins solides éclataient spectaculairement, alors que Béatrice maniait, sans précautions et fatalement, un dangereux parapluie effilé.

C’est à coups de verre à whisky que Philippe Nezchaud avait amoché son adversaire direct, mais maintenant il se repliait en bon ordre devant un nouvel assaut. Et l’individu, espérant le contourner, s’approchait de Pierre Lorenzon, qui ne cédait pas un pouce de terrain, mais que l’autre cru pouvoir négliger au vu de sa canne blanche. Or au moment où il faisait mine de l’écarter de son chemin, lançant un cri perçant « Ai ! Kai ! », Pierre Lorenzon saisit l’homme au collet, et l’étala par terre, d’un superbe mouvement dit Aïchiki, dont son maître d’Aïkido eût été fier.

Mister Mark, quand à lui, à la surprise générale, avait produit trois jeux de darts acérés. Il les partageait avec le Duc de Grenoble. Ayant conquis ainsi la maîtrise de l’air, il pouvaient soutenir d’une ou deux flèches pointues les positions les plus menacées du large front où se déroulait cette lutte sanglante ni pitié.

Ainsi les agresseurs durent finalement reculer puis fuir en déroute en hurlant des imprécations dont Zazie appréciait la richesse en connaisseuse. Ils se perdirent dans la forêt, et les loups se régalèrent comme de mémoire de loup on ne s’en pouvait souvenir.

Quand ils furent tous partis, le silence revint dans la salle du café. Une intense réflexion semblait accaparer l’attention de chacun.

– Tout cet exercice donne soif, dit enfin Gabriel, et il serait bon, s’il reste des bouteilles pleines, que l’on apportât à boire.

– Il parle vrai et point à travers son chapeau !

Ce compliment émanait de Mr. Mark, une autorité reconnue.

– C’est mon tonton, dit Zazie, fière de lui pour une fois. Cépaspaskxé un hormosessuel kypeupa penser comme vous-autres les intellos. Ya des homos logiques.

Et l’on versa alors à tous de la seule bouteille intacte : de la liqueur de fraises de Bretagne.

Telle est l’histoire véridique de la soutenance de thèse de Pierre Lorenzon, qui restera dans les mémoires.

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